12 janvier 2011

Un cadeau de Pierre Morel



Ai-je le droit de parler de Pierre Morel ? Ou tout du moins de son travail ? La question pourrait se poser, quand certains se targuent de l'avoir découvert, comme s'ils avaient pu l'inventer, et qu'ils se sont adjugés un copyright sur ce qui est français et sanclaudien.

J'ai pu constater, en relisant certains commentaires sur ce blog, que de bonnes âmes ont voulu faire de moi le type envieux, haineux, boutonneux, qui voulaient bouter les pipiers hors de France, et les réduire à la ruine, à la mendicité, ou, pire, au RSA.

Mais je ne vais pas les écouter, encore une fois. J’avais déjà parlé de Pierre, récemment, lors de l’ouverture de son site :

J’y notais que le fait que Pierre Morel ait enfin son site, c’est de bonne justice. Les pipiers ont très bien compris tous l’intérêt d’avoir un site Internet. Les pipiers, et les autres. Il ne se passe pas une semaine sans que n’ouvre un nouveau site pipier, généralement présenté comme ceci :

-le jeune pipier se présente. Il est fumeur de pipe, passionné par l’objet, il aime le bois, le travail du bois. La nature. Les arbres. Les fleurs. Il a commencé par faire des pipes pour lui, puis pour ses potes, et devant l’admiration de ce cercle choisi, il s’est rendu à un pipe-show, où les vieux de la vieille l’ont encouragé. Voyant le prix des pipes signées par les vieux de la vieille, il a enfin découvert sa voie, et c’est en toute modestie que, pipier depuis 6 mois, il propose son travail à des prix super intéressants – pour lui.

-la page vente : quelques modèles qui auraient pu être intéressants, s’ils n’avaient pas l’air d’avoir été taillés dans une patate chaude. Entre 400 et 600 dollars.

-la page Galerie : elle regroupe les pipes vendues ou données, aux amis, aux voisins, à la grand-mère.

-la page Témoignages : Comme je suis heureux de pouvoir fumer dans une de tes pipes ! Malheureusement, Teddy, mon fox-terrier, a tendance à croire que c’est un os, ou alors qu’elle est là pour remplacer le truc qu’il avait avant, et qui faisait pouet quand il le mordait. Mais elle fume toujours aussi bien, LOL ! On se voit la semaine prochaine, à l’anniversaire de ta sœur.

De ce point de vue, le site de Pierre est à son image. Pas de blabla inutile. Des pipes. C’est Pierre qui prend les photos. Dieu sait que nous n’avons pas à nous plaindre des pipes que Pierre envoie à la Compagnie des Pipes, mais il arrive encore à me surprendre ! A chaque mise à jour, j’ai une pointe de jalousie. Pour être précis, deux pointes. D’abord, ces pipes auraient été bienvenues chez moi. Ensuite, pourquoi est-ce qu’on n’a pas les mêmes à la Compagnie ?

Ceci mérite quelques explications. Bien sûr, Pierre a quelques modèles qui sont, pour ainsi dire, sa signature. Il pourrait s’asseoir confortablement, et proposer les mêmes modèles, tranquillement.  Mais d’une part, il m’avait confié qu’il aimait proposer des choses différentes. Il suffit de regarder ici :

Le type qui propose un tel éventail n’est pas du genre à se reposer sur ses lauriers. Il serait pourtant simple, n’est-ce pas, quand on voit que telle lovat est vendue en 20 minutes – et même moins, pour Pierre, et pour la Compagnie aussi, le record est de 4 minutes – il serait donc tellement plus simple d’en proposer encore quelques-unes, n’est-ce pas.

D’autre part je crois que Pierre est resté curieux. Il a envie d’essayer. Voilà pourquoi on peut donner bien des qualificatifs à sa production, mais certes pas celui d’uniforme.

Et c’est là que débute réellement mon histoire (j’aurai mis le temps !). J’avais eu en ma possession, il y a quelques années, une flying saucer, réalisée par Cavicchi. Comme il m’arrivait encore de la chercher, machinalement, alors que j’avais dû la revendre il y a un bon moment, je me suis pris à regretter que cette forme ne soit pas plus souvent proposée. Cela m’avait tellement tarabusté, qu’une nuit d’insomnie, je me suis pris à rêver de ce que cela donnerait, fait par Pierre, avec la teinte orange-rosé qui est une de ses signatures. Cela m’a coûté quelques heures de sommeil. Et voilà que Pierre, il y a quelques temps, me demande si je n’aurais pas pensé à une forme, inhabituelle pour lui, qu’il n’aurait pas encore proposée …

Bien sûr, je lui parle de la flying saucer, en lui joignant une photo de la Cavicchi. Pierre me confirme qu’il n’en a jamais faite, et ça semble l’amuser. Puis il faut attendre. C’est que Pierre doit bosser pour lui, pour d’autres sites et magasins, des commandes, et qu’enfin il a pu proposer, en collaboration avec David Enrique, la ligne Alliance – ce qui a fait l’objet de mon précédent billet, comme le temps passe …

Et dire qu’il y en a qui prennent leur retraite pour se reposer …

Enfin, Pierre me donne des nouvelles : il a trouvé la bruyère qui ira bien, et comme je lui dis que je serai très fier de la présenter sur la Compagnie, il me répond que cette pipe n’est pas pour la Compagnie des Pipes. Elle est pour moi. Cadeau. Résultat : encore quelques heures d’insomnie.

Bon, cette pipe est arrivée, pour Noël. Comme je n’aime pas trop parler de pipes sans aborder le sujet du fumage, je me contente de passer des photos sur le forum. Je l’ai déjà écrit, je le redis ici : je m’étais à un moment demandé si j’avais donné à Pierre assez d’informations. Mais il n’en avait pas besoin. Il a senti cette forme. J’avais bien tort de me poser des questions.

Cette pipe, je l’ai essayée d’emblée avec des mélanges virginie/perique. Ce sont des mélanges que je qualifierais de « pas faciles », en ce sens qu’ils se fument bien, partout où ils sont, mais qu’il leur faut certaines pipes pour prendre tout leur sens. Je sais que certains réservent des pipes, uniquement pour ces mélanges-là. Une pipe pour le Trois Nonnes. J’y ai fumé aussi du Saint-Bruno flake. Elle leur a donné un relief que je ne leur connaissais pas. Je ne sais où Pierre a trouvé cette bruyère. Je sais que je dois me retenir de ne pas la fumer sans arrêt. Elle a trouvé sa place sur un porte-pipe, sablée de façon splendide par mes soins, chez David Enrique. Je le dis parce que je crois que David a été véritablement époustouflé par mon coup de main, et qu’il n’ose pas en parler, de peur de me faire rougir. Un jour, j’aurai une pipe Alliance, en attendant on fait les alliances qu’on peut.

Je dois avouer que certaines pipes me font un drôle d’effet : je suis tenté de les avoir sous la main, de les fumer, et par timidité, je les regarde plus que je ne les fume. Envie de la voir, et envie qu’on la voit. Dans un film, Daniel Gélin jouait un fumeur de pipes qui rangeait les pipes dans la poche de poitrine de sa veste, près du cœur. C’était très beau. J’avais essayé, mais bien sûr, les pipes sont tombées. Il faudrait un élastique cousu à l’intérieur, pour pouvoir y glisser le tuyau, et en assurer la stabilité. Voilà, si j’étais petite main, ce que je ferais, pour que le fourneau de cette pipe apparaisse, tel un périscope.

 
Voilà bientôt un an que des pipes de Pierre font un bref passage chez moi. Voilà bientôt un an que je pousse de gros soupirs. Un an bientôt que je regarde de près ses « montages à la con ». Et sa teinte orange-rosé … Alors maintenant, grâce à la gentillesse de Pierre, je vais encore soupirer, bien sûr, mais moins. Maintenant je saisis parfaitement pourquoi ceux qui se procurent une pipe de Pierre n’en restent pas là. Je sais maintenant pourquoi elles partent aussi vite.

Vous me direz que j’ai mis le temps, et que si j’avais écouté … C’est vrai, pour des tas de mauvaises raisons, j’ai découvert le travail de Pierre très tard. C’est assez honteux de ma part, mais je n’en suis pas totalement responsable. Aujourd’hui, Pierre n’est plus « l’ouvrier maison de Chacom ». Qu’il ne m’en veuille pas de dire qu’il est plus « visible ». Et c’est tant mieux.

Lorsque j’ai commencé à m’intéresser à la chose, j’entendais citer le nom de Pierre Morel. Sur le site Chacom, on pouvait voir une petite photo de lui. Erwin Van Hove l’avait mentionné à plusieurs reprises. Un membre du forum, il y a quelques années, était arrivé à un dîner du groupe, avec une Morel superbement et étonnamment guillochée. (j’ai déjà raconté cette anecdote). Une chose est certaine : un grand artisan n’est pas forcément un bon commerçant, un as du « marketing ». Je parlais à l’instant de ses « montages à la con ». L’expression n’est pas de moi, mais de lui. Il s’agit de ses montages tige-tuyau convexe-concave. Là aussi, je pense que beaucoup auraient trouvé une dénomination beaucoup plus vendeuse. Auraient ronronné d’aise en en parlant. Remercié avec effusion ceux qui l’auraient félicité pour ce travail. Il y en a, dans les forums, qui sont spécialistes de ça. Mais Pierre Morel n’est pas de ceux qui parlent de techniciens de surface, ou d’enjoliveurs de sols, il dit balayeur. Et surtout, il n’est pas de ceux qui se mettent en avant.

 
A l’heure où certains Casimir Bourgniol sont à l’affut du moindre compliment, où ils n’hésitent pas à affirmer qu’en toute modestie, leur travail est absolument extraordinaire, que leurs pipes sont nettement au-dessus du panier, se confondent en remerciement épanouis, et peinent à contenir le boursouflement du contentement qu’ils ont d’eux, sous peine de faire craquer la grosse couche de vernis de fausse modestie dont ils s’enduisent tous les matins, pendant qu’ils ne manquent pas de féliciter tel ou tel revendeur de pipes de leurs bons choix – on ne sait jamais, ça peut déboucher sur quelque chose - là encore, pendant ce temps-là … d’autres travaillent. Ils ne s’expriment pas à tort et à travers. Ils ont mieux à faire. 

Ils travaillent. 

Pour ma part, je sens que je vais me conduire comme ces croisés de l'anti-tabagisme, qui ont arrêté de fumer, et qui voudraient que tout le monde en fasse autant. Maintenant que j'ai essayé une Morel, ceux qui me croiseront n'ont pas fini d'en entendre parler. Et puis j'ai donné à Pierre l'idée de cette forme. Et j'ai la première. Le roi n'est pas mon cousin.