27 mai 2010

Interview de Casimir Bourgniol, pipier


une belle footblasted de Casimir Bourgniol, pipier



Si la carrière de Casimir Bourgniol est longue, elle n'en est pas moins discrète. C'est que l'homme ne recherche pas les honneurs. En effet, après avoir été distribué par les plus grandes civettes, on ne peut plus trouver les œuvres de Casimir Bourgniol que dans son village, Praloux sur le Pé, où il tient l'épicerie familiale. Obtenir cette interview n'a pas été facile. Mais avec la promesse de faire parler de lui, et après un repas bien arrosé, Casimir s'est enfin laissé aller. A notre contact, l'homme s'est détendu. Sous cette rude carapace, on a pu mettre à jour sa sensibilité, sa bonhomie, et nous rendre compte que derrière son franc-parler se cache une grande gentillesse.

-Casimir Bourgniol, pourriez-vous nous résumer votre parcours - atypique, s'il en est ?

-J'ai toujours vécu au contact de la nature et des paysans. Très tôt, j'ai admiré les vieux du village, et les plus jeunes, qui fumaient tous la pipe. Tenez, je les revois encore, leurs mains calleuses, leurs pipes noires, au tuyau rongé ... vous savez, on parle toujours des paysans qui font eux-mêmes leur alcool, mais beaucoup cultivaient leur tabac, dans leur jardin.

-Vous-même, vous avez fumé très tôt ?

-Bien sûr, j'ai voulu imiter les grands, je m'étais fait une pipe dans du bouleau ...
 
-A quel âge ?
 
-Je devais avoir treize ans ...

-Si jeune, c'est vraiment extraordinaire ! Voilà un détail piquant qui ne manquera pas de toucher nos lecteurs !

-Il faut vous dire ... c'est un don ... il y en a, c'est la beauté, d'autres l'intelligence ... moi, très tôt, j'ai commencé à faire des pipes de mes mains.

-Je suppose que vous avez eu votre petit succès ?

-Oui, je dois dire, mon grand-père, par exemple, m'en avait pris deux. Il y tenait même tellement qu'il ne les a fumé qu'une fois, il avait toujours sa vieille bouffarde au bec, mais les miennes, il les avait rangées au-dessus du vaisselier, dans la cuisine ... il me disait toujours : tu sais, elles sont là, je les vois ...

-Que sont devenues ces pipes ?

-Ben, elles ont été jetées quand il a fallu déménager tout ça.

-Quel dommage !

-Vous savez, pour moi, c'était toujours les pipes de mon grand-père ... pour les autres membres de ma famille aussi d'ailleurs. Personne n'a voulu les récupérer.

-Vient ensuite, je suppose, le temps du service militaire ?

-Et oui, et là aussi, pour me distraire, je taillais des pipes pour mes camarades de chambrée. J'avais eu l'idée de tailler les fourneaux en forme de grenade explosive, ce qui était pratique pour la prise en main.

-Voilà une idée facétieuse !

-Que voulez-vous, il fallait bien se distraire

-Et une fois rendu à la vie civile, vous partez à Saint-Claude ?

-Oui, mais c'est une période dont je n'aime pas trop parler. Il y avait des jalousies.

-Pour regarder dans la rue ?

-Non, pas des fenêtres, je veux dire des jalousies quant à mon talent

-Ah oui ?

-Oui

-Combien de temps y êtes-vous resté ?

-Trois jours, mais j'ai eu le temps de survoler tout ça.

-Et ensuite ?

-Ensuite, c'était après mai 68, il y avait un grand vent de liberté, on vivait au jour le jour, j'ai décidé de partir pour le Danemark. Là, j'ai été accueilli à bras ouverts par les grands maîtres danois. Ce qui était très beau de leur part, parce qu'ils étaient déjà reconnus, et qu'ils ne manquaient pas de travail. Je les regardais travailler, et je leur rendais de menus services ...

-Lesquels ? Vous sabliez ?

-Non

-Vous guillochiez ? Dur ?

-Non, ils ne voulaient surtout pas que je touche à leurs outils. Le matin, je donnais un coup de balai, je préparais le café, je faisais la cuisine. C'était très apprécié. Le soir, je leur montrais mon travail, au dessert. On s'amusait beaucoup. Les Danois sont très rieurs, vous savez. Au bout de quelques temps, très gentiment, ils m'ont dit qu'ils n'avaient plus rien à m'apprendre, que je pouvais voler de mes propres ailes ... Je crois aussi qu'ils avaient pris quelques kilos depuis que je leur mitonnais mes petits plats (rires).

-Et à ce moment-là, c'est le retour aux sources ?

-Oui, je voulais tout connaître, je suis donc parti dans le sud de la France, travailler avec des coupeurs de bruyère.

-L'apprentissage a été difficile ?

-Oui, j'y ai laissé deux doigts

-Ca n'a pas du vous faciliter la tâche ?

-Ben, on s'y fait. Et puis, comme ça, j'avais une réponse toute faite aux trous du censuré qui disaient que je ne savais rien faire de mes dix doigts (rires)

-Ca ne vous a pas poussé à abandonner ?

-Non, je ne savais rien faire d'autre, de toute façon.

-Vous entrez ensuite dans une autre période de votre vie si palpitante, puisque vous vous isolez chez vos parents, au fond du jardin, et que pendant six mois, vous travaillez d'arrache-pied, dans une ambiance quasi monacale.

-Oui, je voulais absolument participer aux frais de la maison, en travaillant dans l'épicerie de mes parents, mais ils ont tenu absolument à ce que je n'en fasse rien. C'étaient des gens simples, mais bons. Je me suis installé un établi, derrière le potager, et j'ai travaillé, travaillé ...

-Au bout de ces six mois, vous vous trouvez à la tête d'un extraordinaire stock de pipe, et vous reprenez la route.

-Oui, je vous parle d'un temps que les moins de vingt ans ... on ne pouvait pas vendre à distance à l'époque, il fallait se démener. J'ai donc commencé à arpenter le monde, pour proposer mes pipes aux civettes, bien plus nombreuses alors.

-Et alors ?

-J'y ai mis tout mon cœur. Je les ai eus à la fatigue. Quand, après avoir campé une journée dans un magasin, vous arrivez à fourguer trois pipes, c'est vraiment une victoire. D'ailleurs, ma réputation s'est faite très vite, j'entendais souvent les débitants, quand ils voyaient mes pipes, dire : ah oui, j'ai entendu parler de vous ...

-Ca n'a pas du être simple ...

-C'est que les vrais connaisseurs, déjà, étaient peu nombreux. Je me souviens d'un magasin, je lui avais vendu dix pipes, il a malheureusement du mettre la clef sous la porte peu de temps après (soupir).

-Il y a à cette époque, comme ça nous semble bizarre aujourd'hui, une anecdote que je voulais vous entendre confirmer. A cette époque, on offrait des pipes aux joueurs de football !

-Eh oui, ça ferait hurler aujourd'hui, c'est une idée que j'avais reprise à l'équipe de football de Saint-Claude - je ne leur ai pas pris grand chose, mais ça, je dois l'avouer. Lorsque des équipes adverses venaient disputer un match contre le FC Saint-Claude, on leur offrait une pipe. Ca m'avait semblé une très bonne idée, et j'avais proposé au maire de mon village d'en faire autant. Mais ça n'a pas duré, les entraineurs adverses ont protesté que leurs poulains étaient malades, et que ça n'était pas de jeu.

-C'est en les voyant durant un match que vous est venue cette idée incroyable !

-A l'époque, on parlait français, on ne disait pas football, ou alors en le prononçant foteballe, non, on disait plutôt "balle au pied". Et comme, durant mon bref passage à Saint-Claude, on m'avait souvent dit que travaillais comme un pied ...

-Je vous interromps, Casimir, je veux juste rappeler que bien sur vos propos ne seront pas censurés, mais bien sur nous sommes très suivis là-bas, on nous écoute, et dans tout, les sanclaudiens en usent, ma foi, le plus honnêtement du monde avec nous. Je tiens donc à préciser que cet avis n'engage que vous, et qu'à Saint-Claude nous n'avons que des amis.

-Je comprends très bien, et je ne peux que vous admirer, puisque après tout cela me permet, pour une fois, de m'exprimer en toute liberté. Et je suis pour la liberté d'expression, quand c’est moi qui parle, bien sur.

-Revenons au pied, si j'ose dire, j'aimerais que l'on parle de cette finition si particulière, et si spécifique

-Ca, je dois dire que j'en suis assez fier ! Voyez-vous, nous autres grands pipiers internationaux, nous employons le terme sandblasted, on a même vu, mais c'est marginal, le terme handblasted, qu'on pourrait traduire par "sablée avec la main" eh bien, comme il fallait bien que je me fasse remarquer d’une façon ou d’une autre, j'ai inventé la finition footblasted, "sablée avec les pieds", qui en fait donne seulement une impression de sablage avec les pieds, puisque ça n'est pas du sablage, mais du rusticage.

-...

-Vous ne dites rien ?

-C'est que je suis pendu à vos lèvres !

-Je suis donc l'inventeur de cette finition, faite uniquement avec les pieds, ce qui lui donne un charme et une rareté jamais égalée. Je suis le seul pipier à travailler avec ses pieds.

-Pouvez-vous nous montrer ?

-Je peux, mais il va falloir que j'enlève mes chaussures, et je n'avais pas prévu ...

-Qu'importe, un homme qui travaille de ses mains n'est jamais ridicule

-Tout de même, ça m'ennuie ... On va dire que c'est un secret de fabrication, mais alors, pas d'images ?

-Si vous y tenez, je rougis d'émotion en pensant aux potes qui vont me demander : toi qui a vu, comment fait-il ???

-Bon, alors allons-y, j'enlève donc mes chaussures et mes chaussettes ...

-Je l'aurais deviné ...

-Ensuite, nous allons sortir au poulailler, et je vais d'abord marcher dans le guano

-?

-C'est qu'ensuite, vous allez voir ...  il me faut une substance qui puisse retenir le fin gravier que vous voyez-là ... faut que ça sèche vite, mais pas trop ... et que ça colle ... pfou ! Je fatigue ... c'est plus de mon âge ! Bon voilà, c'est bien collant, maintenant, je vais aller marcher sur ce gravier dont je vous parlais, et comme vous voyez, le gravier, qui est en fait un mélange de calcaire et de schyste reste collé à ma voute plantaire ... vous voulez mieux voir ? Penchez vous ? Plus près !

-Non, c'est inutile, on se rend bien compte

-Voilà, c'est bon, ne reste plus qu'à marcher sur cet ébauchon que j'avais presque fini. Vous voyez, je m'essuie les pieds dessus, comme un paillasson. En moins confortable. Le tout est de ne rien oublier ... sans ça, faut tout refaire ...

-C'est incroyable !

-Oui, ça épate toujours ...

-Et vous songez à former un apprenti ?

-Vous voulez vous lancer ?

-Non, j'y avais pensé à un moment, bien sûr, j'ai même fait quelques essais, j'en suis arrivé à la conclusion que ça n'est pas très difficile, comme boulot, pipier, mais bon, j'ai déjà un métier ...

-Oui, vous avez raison, on en fait tout un foin ... j'en vois qui causent, qui causent ... alors que bon ... Aïe ! censuré ! censuré de censuré de ta censuré !

-Que se passe-t-il ?

-Je me suis coupé ... rien de grave, allez ... désolé, je me suis laissé aller, là, côté langage

-c'est le droit de tout artiste, vous savez

-Voilà, c'est fini, reste plus qu'à enlever ce qui reste accroché ... Ca ne sera pas long - et puis du coup je vais me laver les pieds, tiens ! Autant en profiter

-Et pour ceux qui voudraient, comment dire, vous commander une belle pipe finie comme celle-là, que peuvent-ils faire ? Combien cela coûte-t-il ?

-Je ne veux surtout pas parler d'argent. C'est une question de pudeur. La question n'est pas là. Et puis pour tout vous dire, je fais mes prix à la tête du client. Je ne fais d'ailleurs, vous l'avez noté, aucune publicité. Passez-moi la serviette, là. Non, ça c'est mon pull. A côté.

-Mais a-t-on un moyen d'être tenu au courant de vos productions ? On passe par votre site internet ?

-Vous savez, ce site, il en fallait un, on m'a convaincu. J'ai d'ailleurs demandé à un spécialiste de s'en charger, ça m'a coûté bonbon.

-Oui, c'est assez nouveau, cette façon de présenter les pipes à contre-jour, de façon à ce qu'on ne les voit pas.

-Oui, c'est l'idée, on ne voit que la forme, on ne peut avoir aucune idée de la teinte, ou de la qualité de la bruyère, ce qui n'a aucune importance, puisque je suis le seul à proposer de la bruyère de cette qualité. Mais pour en revenir à votre question, je ne fais aucune réclame, j'envoie simplement des photos de mes dernières œuvres à un cercle choisi, des personnes triées sur le volet qui s'intéressent à mon travail ...

-Vous voulez dire à votre art ?

-Non, soyons sérieux, bien sûr, je suis un artiste, incompris parfois, mais un artiste tout de même. Ca n'empêche que je préfère parler de mon travail, pas de mon art. Comprenez, il faut rester simple, proche des gens.

-Et ce cercle choisi, comment peut-on avoir la chance d'en faire partie ?

-Très simple, il suffit de demander.

-C'est si simple, en effet

-Et quand je dis cercle choisi, c'est qu'il y a du beau monde. Tenez, pour n'en citer qu'un, l'admirable acteur Michel Simon apprécie beaucoup mon travail. Voilà d'ailleurs quelques temps qu'il ne m'a pas passé de commande.

-Euh oui ...

-J'ai fait des pipes pour Maigret, aussi ... eh oui, Jean Richard ... il m'avait dit qu'il aimait bien mes pipes, mais qu'il préférait les fumer dans son zoo, à Ermenonville ... voilà un moment qu'on ne l'a pas vu d’ailleurs.

-Vous savez, il va falloir que j'y aille, la route est longue.


Voilà, c'est ainsi que j'ai eu la chance de repartir avec, en poche, ce beau souvenir. Casimir Bourgniol est un des derniers artisans-pipiers français, il me semblait indispensable de fixer ces instants de bonheur pour notre plus grand plaisir à tous, nous, amoureux de la pipe. Dans l'émotion du moment, nous ne nous étions pas rendu compte que la pipe dont il m'a fait l'honneur de me l'offrir à moi, collait encore un peu. Je n'ai donc pu la fumer dans ma voiture, et elle est restée accrochée au fond de ma poche. Ce n'est qu'en rentrant, après un passage à la machine à laver, que j'ai pu la déguster. C'est un moment de bonheur simple, car nous sommes, nous les amoureux de la pipe, des gens simples, avec des plaisirs simples. C'est alors que le soleil se couche, que les hirondelles égaient le ciel, en sortant ma poubelle, que je déguste ce produit d'un artisanat, artisanat simple, proche de nos cœurs et de nos campagnes, produit du terroir, fait avec des produits du terroir. Cette pipe sera en première place dans ma vitrine, ce n'est qu'après quelques temps que je la revendrai sur un site d'enchères outre-Atlantique. Ou peut-être la donnerai-je ? Mais chacun sait que lorsqu'on fait un cadeau comme celui-là, on fait un heureux, et dix malheureux.